Faut-il libéraliser la médecine privée au Maroc ?
Le ministère de la santé entend réformer la loi régissant l’exercice de la médecine.
Détention de clinique par des non professionnels, salariat médical, assouplissement de l’exercice au Maroc pour les médecins étrangers : trois points contestés.
Les professionnels mettent en avant les dangers qui planent sur la qualité des soins.
Il fallait s’y attendre. Dans un secteur fortement marqué par le corporatisme, la réforme de la loi 10-94 relative à l’exercice de la médecine suscite des remous chez les professionnels. Les médecins du secteur privé, aussi bien les spécialistes que les généralistes, n’ont pas manqué d’exprimer leurs inquiétudes devant le ministre de la santé, Yasmina Baddou, lors d’un forum organisé, samedi 25 avril, par le Collège syndical national des médecins spécialistes privés (CSNMSP) sous le thème : «La médecine libérale face à la globalisation».
Pour le ministère de la santé, initiateur du projet de loi, la refonte du cadre législatif s’imposait en raison de l’évolution de la pratique médicale et s’inscrit d’ailleurs dans son plan d’action 2008-2012. «Le ministère de la santé, en tant qu’organe planificateur du secteur, a entamé un ensemble de mesures et d’actions en vue d’une mise à niveau des établissements de soins. Celle-ci ne pouvait être envisagée sans une refonte de la législation relative à l’exercice de la profession», justifie Mme Baddou. Une commission de réflexion constituée pour plancher sur cette question a donc élaboré un projet de réforme dont les grandes lignes ont été remises, courant mars, aux praticiens du secteur libéral qui disposaient d’un mois pour donner leurs avis.
Que prévoit donc cette réforme de la loi 10-94 ? Et que lui reprochent les médecins ? La réforme proposée par le ministère est basée sur trois éléments fondamentaux: adapter la loi 10-94 aux mutations du système de santé, tenir compte de l’évolution de l’environnement international et rendre le système plus attractif pour l’investissement privé, qu’il soit national ou étranger.
Partant, le projet prévoit, entre autres, deux grandes mesures : la libéralisation de l’investissement dans le domaine médical et l’ouverture des frontières aux praticiens étrangers.
Une clinique détenue par une banque ou un fonds d’investissement ?
Concernant le premier point, le projet de réforme stipule que la clinique peut appartenir soit à une personne physique à condition qu’elle soit médecin, comme c’est le cas actuellement, soit, nouveautés, à une société de droit marocain, quel que soit son type, ou à toute autre personne morale de droit privé poursuivant un but non lucratif (fondation ou association). Le texte fait une distinction entre la fonction de directeur médical chargé de l’organisation des soins et de la fonction de gestionnaire administratif et financier qui peut ne pas être un médecin. Il retient également le principe du salariat médical dans les cliniques.
Si ce projet de réforme aboutit, l’investissement dans le secteur médical sera donc accessible à des groupements financiers (banques et assurances) et tout autre investisseur privé habilité, de par cette loi, à en assurer la gestion et en y employant des médecins.
L’Association nationale des cliniques privées (ANCP), concernée en premier lieu, rejette en bloc la notion d’ouverture du capital. «Nous n’acceptons pas cette ouverture du capital et nous pensons qu’il est nécessaire que l’on nous explique les raisons qui incitent à mener une telle réforme dans un esprit mercantile», s’interroge Farouk Iraqui, président de l’association qui estime d’ailleurs que le secteur n’a pas besoin d’une libéralisation du capital. «Aujourd’hui, les cliniques se portent bien après avoir connu des difficultés durant les dernières années. La mise en place de l’Amo a permis de dépasser la crise et a drainé une hausse de 40 à 50% du taux d’occupation des 264 cliniques du pays. Un taux qui ne dépassait pas les 30 % avant l’entrée en vigueur de la couverture médicale», affirme M.Iraqui. Tout en précisant qu’il ne s’agit pas là d’un discours corporatiste, l’ANCP pense que «l’ouverture du capital médical chamboulera le secteur dans la mesure où le volet médical sera sacrifié au profit de la logique de la bonne gouvernance commerciale. L’investisseur privé, qu’il soit étranger ou marocain, recherchera forcément la rentabilité au détriment de la santé et de l’intérêt du patient».
Dans un souci de rationalisation des dépenses, ajoute l’ANCP, le gestionnaire opterait pour des produits (médicaments et appareillages) à bas prix. Et c’est dans ce même esprit commercial qu’il pourrait être tenté de supprimer certains actes médicaux des prestations de la clinique. Les médecins citent à titre d’exemple, les petites opérations peu coûteuses (appendicite ou encore amygdalite) qui ne seront plus faites dans les cliniques et les malades qui seront forcément orientés vers les hôpitaux publics.
M. Iraqui ne se fait pas d’illusions «Si cette réforme venait à être votée, nous aurons une floraison de cliniques entre les mains de banques, de groupes industriels et de fonds d’investissement. C’est la disparition annoncée de nos établissements», s’indigne-t-il.
Médecin salarié ? Une perte d’autonomie
Une autre inquiétude est évoquée quant au salariat des médecins. Il est à noter que ce statut n’est pas une nouveauté du projet de loi puisqu’il existe déjà, notamment concernant les médecins du travail ou encore les médecins-conseil des compagnies d’assurance, mais le reste du corps médical travaille comme prestataire payé à l’acte au sein des cliniques privées. Si le salariat est généralisé, s’alarme Farouk Iraqui, les médecins deviendront des subordonnés des hommes d’affaires. Le salariat présente aussi, de l’avis de Mohamed Bennani Naciri, président du Syndicat national des médecins du secteur libéral (SNMSL), un risque d’ingérence du gestionnaire, soucieux de la rentabilité de son établissement, dans le travail du médecin qui perd son autonomie et son indépendance. Dans le même ordre d’idées, Saâd Agoumi, président du collège des médecins spécialistes privés, pense que «le salariat du médecin anéantirait son implication dans la qualité des soins et donnerait lieu à un nouveau type de dirigisme». Selon le Dr Agoumi, «dans la pratique, le médecin ne doit pas exécuter des ordres, mais fait son travail en son âme et conscience». Le salariat est donc, de l’avis des praticiens, une situation inadmissible. Car la perte d’autonomie des médecins pénaliserait les patients qui pourraient ne plus avoir accès à des soins de qualité, d’une part, et, d’autre part, le médecin peut devenir «un agent de marketing travaillant pour un financier».
Néanmoins, les praticiens du secteur libéral considèrent que l’ouverture du capital peut être menée, dans un premier temps, par exemple, au niveau des polycliniques de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) dont on souhaite déléguer la gestion. D’autre part, ils suggèrent un modèle d’ouverture du capital plus cohérent à leurs yeux : l’investisseur finance la construction et l’équipement de la clinique et le met à la disposition des médecins en contrepartie d’un loyer et non pas d’une commission. Car cela leur donnerait droit à une implication dans le fonctionnement et la gestion de la clinique.
Le ministère de la santé, lui, apaise un débat qui promet encore des rebondissements. On se dit ouvert aux propositions des professionnels et on s’engage à tenir compte de leurs remarques, «dans l’intérêt du pays». Toutefois, Yasmina Baddou met en avant deux impacts majeurs qu’aura cette ouverture du capital : «Les patients bénéficieront d’une meilleure prise en charge médicale et les médecins spécialistes privés, surtout les nouveaux diplômés n’ayant pas les moyens de s’installer à leur compte, pourront exercer leur métier sereinement dans un cadre conforme à leurs aspirations et leur éthique». Elle ajoute que «le secteur privé est un partenaire et un acteur incontournable et peut contribuer à l’amélioration de la prise en charge des malades et le développement du secteur libéral de la santé». Un discours qui n’est pas au goût des professionnels qui ne manquent pas de souligner que le secteur libéral a montré sa capacité à mettre en place des prestations de qualité et à introduire des technologies nouvelles, sans que les privés, autres que professionnels de la santé n’aient à y investir. Ils soulignent que le secteur privé de la santé concentre aujourd’hui 80 % du plateau technique du pays et son offre dépasse de loin la demande. De ce fait, et à entendre les médecins, le secteur n’a pas besoin de s’ouvrir aux bailleurs de fonds.
Rapatrier les 5 000 médecins marocains exerçant à l’étranger au lieu des étrangers…
Tout comme le pays, ils estiment que le Maroc n’a pas besoin non plus d’ouvrir ses frontières aux médecins étrangers. C’est que, justement, le projet de réforme de la loi 10-94 prévoit également l’ouverture des frontières aux médecins non marocains. Il est important de préciser, à ce niveau, qu’il s’agit, selon le ministère de la santé, de praticiens étrangers qui viendraient pour des interventions ponctuelles dans le cadre d’un partenariat scientifique. Car pour les médecins installés dans des cabinets, les conditions d’exercice sont les mêmes que pour les médecins marocains. De nombreux médecins interrogés par La Vie éco à ce sujet sont unanimes pour dire que «le Maroc dispose de grandes compétences pouvant traiter des patients qui se faisaient soigner, il y a quelques années encore, à l’étranger ainsi que les patients des pays riverains». Pour le président de l’Anpc, le Maroc devrait plutôt importer des patients. Le pays devrait également, selon le président du SNMSL, «ouvrir plutôt ses frontières aux 5 000 médecins marocains exerçant actuellement à l’étranger. Au lieu de faire appel à des étrangers, il serait plus judicieux de motiver nos médecins pour les rapatrier en leur assurant de bonnes conditions d’exercice et de vie».
L’autorisation de médecins étrangers d’exercer au Maroc est, selon le projet de loi, soumise à des conditions précises dont la détention du même diplôme exigé pour les Marocains ; être ressortissant d’un pays ayant conclu avec le Maroc un accord de réciprocité ; de lier cette mesure à l’exercice uniquement des spécialités inexistantes au Maroc ; et, enfin, de prévoir la possibilité d’exercice dans le cadre d’une campagne médicale autorisée par le ministère de la santé. Mais en même temps le texte vise à prolonger la durée de l’exercice de 1 à 3 mois par an. Ce que les médecins craignent en fait c’est une concurrence jugée par eux déloyale, surtout, disent-ils, qu’un médecin étranger peut très bien exercer d’autres actes que ceux pour lesquels il est en visite au Maroc. Au CSNMSP, on propose de ramener la durée de l’exercice à un mois et de soumettre l’autorisation d’exercice à l’approbation du Conseil national de l’ordre des médecins qui décidera, sur la base de l’avis des sociétés savantes, des besoins du secteur. Le collège propose, par ailleurs, que les médecins étrangers interviennent dans le secteur public notamment dans les régions éloignées. Au final, il semble bien que l’aboutissement de ce projet de loi risque de connaître de nombreux remous, le gouvernement voulant au plus vite achever sa réforme et le secteur libéral cherchant à protéger son territoire en se prévalant de la santé et l’intérêt des patients, avant tout.
Ils ont dit... :Yasmina Baddou Ministre de la santé
«Le développement qu’induira l’ouverture du capital des cliniques permettra aux médecins spécialistes privés qui n’ont pas les moyens de s’installer à leur compte, d’exercer leur métier sereinement dans un cadre conforme à leurs aspirations et leur éthique»
Ils ont dit... :Farouk Iraqui Président de l’Association des cliniques privées
«L’investisseur privé, autre que médecin, recherchera forcément la rentabilité de la clinique au détriment de la santé et de l’intérêt du patient»
Ils ont dit... :Saad Agoumi Président du syndicat des spécialistes privés
«Le salariat du médecin anéantirait son implication dans la qualité des soins. Le médecin ne doit pas exécuter des ordres, mais fait son travail en son âme et conscience »
Complément :Les autres réformes proposées par le projet de loi
Outre l’ouverture du capital médical et l’exercice de la médecine par des professionnels étrangers, la réforme de la loi relative à l’exercice de la médecine porte sur la redéfinition des cliniques, la réglementation des cabinets de groupes, la prorogation du temps plein aménagé (TPA) et l’introduction de la possibilité de développement de partenariat avec le secteur public. Si la loi passe, tout établissement dispensant des prestations de soins, à but lucratif ou non, sera considéré comme clinique. Les centres d’hémodyalise, de radiothérapie, de chimiothérapie et de curiéthérapie sont également assimilés à des cliniques. Le projet de loi propose une réglementation du cabinet de groupe qui existe déjà mais sans cadre réglementaire. Un professionnel pourra donc accepter la collaboration d’un confrère n’ayant pas d’adresse professionnelle, il pourra également faire appel à des médecins assistants pour une période de trois mois pour des besoins de santé publique. La réforme vise également à réguler le TPA dont la pratique est, selon les médecins, anarchique. Destiné exclusivement aux professeurs agrégés, dans les faits, le TPA est aussi pratiqué par les maîtres-assistants ainsi que par les assistants. De plus, la durée (2 demi-journées par semaine) n’est pas respectée. Ce qui aboutit à l’absence des médecins des hôpitaux et donc à des dysfonctionnements de services. Le projet dispose que l’exercice du TPA se fasse uniquement dans une clinique universitaire relevant d’organismes à but non lucratif (comme l’hôpital Cheikh Zaïd par exemple). Et en cas d’inexistence de cliniques universitaires, l’exercice se fera intra muros. Les médecins percevront des honoraires pour des actes qu’ils réaliseront au sein de l’hôpital même. Enfin, le projet introduit la possibilité de développement de partenariat avec le secteur public en matière de prestations de soins et de services. Les modalités de ce partenariat seront définies par décret.
la vie economique 4 mai 2009
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