Neuf magistrats sur dix ne savent pas lire un bilan.


Entretien avec Mohamed Naciri, ministre de la Justice
*Une des conséquences de l’abolition de la Cour spéciale de justice
*Le projet de créer 2 ou 3 juridictions spécialisées est prêt

Conseil supérieur de la magistrature, 28 projets de loi au SGG, les dossiers de la Cour des comptes,… autant de chantiers que Mohamed Taieb Naciri aborde dans la sérénité. Il revient aussi sur la dernière affaire qui a défrayé la chronique du Conseil supérieur de la magistrature, et où il lui a été reproché d’être juge et partie. Tournant dans la réforme de la justice? Interview sans concession.


- L’Economiste: Vous avez démarré hier l’installation de plusieurs responsables. Quel est le but recherché par ce mouvement?


- Mohamed Taieb Naciri: Ce mouvement a concerné 79 nouveaux responsables. Il s’agit d’injecter du sang neuf. Avec un rajeunissement, nous voulons éviter que les responsables ne s’installent longtemps dans leur fauteuil. Feu Hassan II avait parlé de 4 ans à la tête d’un poste. Nous avons des personnes qui assument la même responsabilité depuis 17 ou 20 ans. Nous ne voulons pas chambouler le dispositif d’un seul coup mais y aller progressivement. Ce mouvement s’inscrit dans le cadre de la réforme de la justice.

- Les résultats de la réforme tardent à venir. 22 textes ont été envoyés au Secrétariat général du gouvernement et puis, plus rien…

- Nous sommes arrivés à 28 projets de réforme. Je ne jette pas la pierre au SGG mais beaucoup ne savent pas combien de temps cela prend à examiner un texte. Un exemple, le code de procédure pénale. Le SGG l’étudie, voit sa régularité, sa conformité avec la légalité et les normes des textes juridiques. Vous avez beau vouloir le faire rapidement, vous n’y arrivez pas. Nous tenons une réunion toutes les semaines avec le SGG pour étudier les dispositions de ce texte. La navette consiste à l’envoyer à tous les ministères pour y apporter leurs observations qui seront par la suite transmises au département à l’origine du projet. Une fois la procédure terminée, le texte est mis dans le pipe pour être adopté par le Conseil de gouvernement et le Conseil des ministres. Arrive ensuite la procédure législative qui n’est pas aisée.


- Pour la révision de la Constitution, plusieurs partis ont demandé le retrait du ministre de la Justice du Conseil supérieur de la magistrature pour le remplacer par le premier président de la Cour suprême. Qu’en pensez-vous?


- Qu’est-ce que cela changera? Personne ne conteste que SM le Roi soit au-dessus de tous les pouvoirs. Prenons l’exemple français, le plus proche de nous. Le Conseil est présidé par le chef de l’Etat, qui est remplacé par le ministre de la Justice.
L’essentiel à ce niveau est d’éviter que le Conseil ne devienne corporatiste, où chacun défend son clocher et ses amis. Le ministre de la Justice est comme un arbitre. Je conçois que le ministre soit remplacé par le premier président de la Cour suprême. Mais il est désigné par SM le Roi comme le ministre. D’ailleurs, l’Amicale Hassania des magistrats refuse, mordicus, que quelqu’un d’étranger, quel qu’il soit, puisse siéger avec eux.
La composition de l’actuel Conseil n’est pas si mauvaise. Sur les 9 membres, 3 sont nommés de droit et 6 autres sont élus dont 4 viennent des TPI et 2 des Cours d’appel. Donc 9 contre le ministre de la Justice. Ce qu’il faudrait, c’est que les magistrats élisent des représentants qui ne défendent pas des clans mais les intérêts de la justice. Des personnes qui ont suffisamment de courage pour s’opposer aux propositions du ministre de la Justice. C’est une question d’hommes. Mais toutes les solutions sont possibles.

- Dans la dernière affaire qui a défrayé la chronique du Conseil supérieur de la magistrature, on vous a reproché d’être juge et partie.

- Un quotidien avait publié des informations concernant les délibérations du Conseil qui sont secrètes. Ce sont des propositions soumises à SM le Roi, qui, en général, les approuve. Au lieu que cela arrive à la connaissance du Souverain par la voie normale, il y a eu des fuites. Il fallait les identifier. Le journal n’a pas voulu donner ses sources. Alors on s’est retrouvé dans l’obligation de demander à la police de se renseigner pour découvrir l’origine de ces fuites. Nous avons fini par le savoir. Dans cette affaire, le journal n’était pas visé.
Le ministre a le droit de suspendre des magistrats lorsqu’il leur est reproché un agissement d’une gravité particulière. C’est le pouvoir du ministre et de lui seul, qui n’a pas besoin de consulter. Mais quand j’ai eu entre les mains le rapport d’enquête, avec les noms des personnes impliquées, j’ai convoqué en urgence le Conseil. Et c’est à l’unanimité qu’il a décidé la suspension.
Il fallait déférer les deux magistrats concernés devant le conseil disciplinaire puisque la suspension a un caractère provisoire. Si au bout de 4 mois, le Conseil de la magistrature n’a pas statué, le magistrat concerné est remis dans ses fonctions. L’un des magistrats suspendu a d’ailleurs saisi le Tribunal administratif en annulation de la décision du ministre pour excès de pouvoir. Le Tribunal l’a rejeté mais le magistrat n’a pas fait appel. Ainsi, le Conseil a proposé à SM le Roi, qui l’a approuvé de manière claire, la révocation des deux magistrats en maintenant leur droit à la pension. Je vous assure que ce n’est pas une décision facile à prendre. Mais quand vous avez un doigt gangrené, il faut le couper.


- Où en sont les dossiers de la Cour des comptes que vous avez reçus?


- Pour le moment, des dossiers sont en cours de jugement. Des personnes ont été arrêtées à El Jadida, Sidi Aydi et ailleurs. La justice suit son cours. Il faut qu’elle puisse rendre ses jugements en toute sérénité, en garantissant les droits des parties. Pour l’ONDA, le dossier a été envoyé à la police qui l’a renvoyé au procureur général. Ce dernier a estimé que le travail était incomplet et l’a transféré à la BNPJ pour complément d’enquête. Pour le dossier d’El Gara, nous avons demandé à la Cour des comptes les pièces justificatives.
Concernant le CIH, le dossier a été envoyé au procureur général qui l’a transféré à la police judiciaire pour démarrer l’enquête. D’ailleurs, pour ce dossier aussi, la Cour des comptes n’a pas joint les pièces justificatives. Elle n’a pas non plus entendu l’ex-président du CIH. Cela dit, la Cour des comptes n’est pas ma seule source d’information. Nous recevons des plaintes des citoyens, des entreprises, des lettres anonymes qui dénoncent des détournements de deniers publics. Si depuis 2001, la Cour a envoyé 32 dossiers, les tribunaux ont traité 8.258 affaires de corruption rien qu’en 2010 pour 8.305 personnes poursuivies en justice.
Attention, il ne faut pas jeter en pâture les personnes accusées de dilapidation des deniers publics. Nous devons leur assurer un procès équitable. Cela veut dire une procédure qui durera ce qu’il faut mais devra apporter la preuve des agissements reprochés à ces personnes.


- Visiblement la BNPJ est un goulet d’étranglement. Est-elle aussi à l’origine du retard de la justice?


- Elle compte les éléments les plus compétents mais elle a beaucoup de travail. Elle s’occupe de nombreux dossiers allant du banditisme au terrorisme. Des dossiers peuvent rester 8 mois au sein de cette brigade. Une fois son travail achevé, la police les renvoie au procureur général qui a besoin de les examiner sous l’habit judiciaire et non policier. Il les transfère ensuite au juge d’instruction. Une fois l’instruction terminée, le dossier est envoyé au tribunal pour jugement. Là nous nous trouvons face à un autre problème, celui du manque de juges d’instruction compétents dans ces domaines. Abolir la Cour spéciale de justice, une juridiction d’exception, était une bonne chose. Mais on a commis l’erreur de répartir ses pouvoirs d’abord sur 5 Cours d’appel et ensuite sur toutes les juridictions du Royaume après une période de 5 ans. Pour s’occuper de ce type de dossiers, la police n’a ni les moyens ni la formation pour lire des bilans, des rapports d’audit… Il en est de même au niveau des juges d’instruction. 90% des magistrats ne savent pas lire un bilan. Comment voulez-vous qu’ils jugent les détournements s’ils ne connaissent pas les éléments de comptabilité publique et privée? Ce sont des dossiers qui répugnent même les magistrats de jugement. C’est pour cette raison que nous avons décidé de lancer une réforme dans ce sens. L’idée est de créer 2 ou 3 juridictions dans le Royaume, spécialisées dans ces matières, au niveau de la police judiciaire, le parquet, les juges d’instruction, les magistrats de première instance et ceux des cours spécialisées. Le projet est pratiquement prêt. Nous avons obtenu des Français de recevoir en stage 10 magistrats marocains. J’en ai parlé au Premier ministre qui a trouvé l’idée séduisante.


- Des affaires traînent depuis plusieurs années comme le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le CIH. Pourquoi?


- Les politiques ont rédigé un rapport d’hommes politiques, même s’il a montré des défaillances et des fautes commises. Le dossier, confié à l’un des meilleurs juges d’instruction, manque de pièces justificatives. Pour les obtenir, il a fallu l’intervention du ministre de la Justice auprès du président du Parlement. Nous avons reçu un camion de 6 tonnes de pièces à examiner pour que le juge puisse avoir un dossier présentable devant la justice. Ce dossier, en cours de finalisation, sera prêt en juin.


La corruption? elle existe, mais…
POUR Mohamed Taieb Naciri, la corruption dans le milieu judiciaire est un fléau. «Mais dans l’acte de corruption, il y a deux personnes, le corrompu et le corrupteur. Parfois, trois si on ajoute l’intermédiaire. Une personne corrompt pour obtenir un renseignement d’un agent du greffe, une copie d’un jugement, etc.», tient-il à préciser. Ce sont des situations contre lesquelles le département veut lutter via l’introduction des techniques modernes, en informatisant toutes les juridictions, en mettant une barrière entre le citoyen et le monde de la justice. «On pourra obtenir un renseignement à l’entrée du tribunal via une borne interactive. Nous pensons créer un site propre à chaque juridiction. Ensuite, il faut fixer des délais pour faciliter le travail. La justice ne doit pas traîner au niveau de l’administration ni le jugement», souligne le ministre.
Auteur : L'Economiste Parution : 12.05.2011
Propos recueillis par Mohamed CHAOUI

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